mercredi 17 février 2010

Irak - Les cicatrices ouvertes de l’occupation

mercredi 17 février 2010 - 07h:21

UCI


Depuis la montée en puissance de l’offensive américaine en Afghanistan, décidée par Obama au lendemain de son élection à la présidence américaine, c’est ce pays qui paraît avoir remplacé l’Irak au premier rang des champs de bataille de l’impérialisme.

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Des membres de la famille se tiennent debout près du cercueil de Mahomet Ajeel et ses trois fils, massacrés dans une attaque des troupes américaines, dans la ville chiite de Najaf, à 160 kms au sud de Bagdad, le samedi 13 février 2010 - Photo : AP/Alaa al-Marjani

Mais ce n’est pas pour autant que l’occupation impérialiste de l’Irak est encore près de prendre fin, ni l’état de guerre qu’elle y crée, loin s’en faut. Obama a beau devoir son élection, pour une bonne part sans doute, à la promesse d’un retrait rapide des troupes américaines d’Irak qu’il avait faite durant sa campagne, ce retrait n’a pas tardé à se révéler bien moins rapide qu’il l’avait laissé entendre dans ses discours électoraux.

Même à plus long terme, il est encore moins question que le quadrillage militaire de la région par l’impérialisme américain soit allégé. Au contraire, il sortira renforcé de l’occupation irakienne, pour protéger d’encore plus près les intérêts des trusts impérialistes en général, et ceux des trusts américains en particulier, contre la population irakienne et celle des autres pays de la région.

Un retrait en forme d’installation permanente

C’est en février 2009 qu’Obama a formellement annoncé son calendrier pour le retrait des troupes américaines. Mais il n’avait rien en fait de bien nouveau, puisqu’il s’agissait d’une version à peine remaniée du Status of Forces Agreement (SOFA - Accord sur l’état des forces) passé l’année précédente par son prédécesseur George Bush avec le gouvernement irakien.

Ce SOFA remanié prévoyait qu’à partir du 30 juin 2009 les quelque 130 000 soldats américains se replieraient dans leurs bases et cesseraient toute présence dans les villes, sauf « nécessité opérationnelle ». La date du 31 août 2010 était définie comme « fin des opérations de combat », ce qui implique que d’ici là les troupes américaines, toutes reléguées dans leurs bases qu’elles soient, pourront toujours, par exemple, déclencher des opérations offensives là où les généraux le jugeront bon.

Avant cette « fin des opérations de combat », le SOFA prévoyait que le nombre de soldats devrait être progressivement réduit. La version initiale du SOFA parlait d’un « effectif résiduel » de 35 à 50 000, ce qui était déjà bien supérieur à ce qu’avaient laissé entendre les porte-parole du Parti démocrate. Mais en plus, Obama tint à préciser que, sur ce point, la décision serait laissée entièrement à l’appréciation des généraux responsables du théâtre des opérations. Il faut croire que ceux-ci n’envisagent pas un retrait rapide avec trop d’enthousiasme puisqu’un rapport de la commission d’audit du gouvernement américain en date du 2 novembre 2009 indique que, finalement, cet effectif résiduel sera de 50 000 hommes.

Reste à savoir à quoi ces 50 000 hommes, qui ne seront donc plus censés participer à des opérations de combat, pourront bien servir. En théorie, ils seront là exclusivement pour remplir des tâches logistiques et d’entraînement auprès de l’armée et de la police irakiennes. Mais en fait, là aussi, tout est laissé à l’appréciation des généraux, y compris la possibilité que ces hommes soient quand même, après tout, équipés pour le combat, pour le cas où.

Finalement le SOFA prévoyait que cet « effectif résiduel » devrait définitivement quitter le pays au 31 décembre 2011 - c’est-à-dire exactement à la date qu’avait déjà choisie George Bush en 2008 ! Bien que le SOFA reste beaucoup plus flou sur ces points, selon le département de la Défense, à cette date, les 295 bases militaires américaines en Irak devraient être fermées ou remises à l’armée irakienne, tout l’armement stocké devrait avoir été rapatrié ou neutralisé, et la totalité des quelque 115 000 mercenaires et employés civils qu’il emploie sur le terrain devrait avoir quitté le pays.

Mais il y a tout lieu de douter que tel soit réellement l’avenir que prépare Obama. En mars, par exemple, la chaîne de télévision NBC rapporta que des officiers supérieurs américains étaient en pourparlers avec les autorités provinciales kurdes (dans le nord-est du pays) en vue de la construction d’une base aérienne américaine permanente sur leur territoire. La même chaîne cita également des conseillers militaires d’Obama prédisant que les États-Unis conserveraient une présence militaire en Irak pendant quinze à vingt ans et soulignant que le SOFA pouvait toujours être renégocié en cas de besoin.

D’ailleurs, même tel qu’il est, le SOFA comporte des clauses qui n’ont de sens que dans l’hypothèse où resterait sur le sol irakien aussi bien du personnel civil que militaire. En particulier, il prévoit que, contrairement à la situation actuelle, les militaires et employés sous-traitants de l’armée américaine seront sujets à la loi irakienne, mais dans le cadre de procédures spéciales, permettant la « collaboration » des autorités policières et judiciaires des deux pays. D’ores et déjà des antennes du FBI ont été mises en place en Irak pour mettre en place ces procédures. Pourquoi faudrait-il que soient définies de telles procédures si le retrait américain devait être aussi complet qu’Obama le dit ?

De toute façon, il ne manque pas de déclarations émanant aussi bien des hautes sphères militaires américaines que de l’entourage d’Obama pour indiquer qu’effectivement, après le 31 décembre 2011, l’armée américaine maintiendra une présence importante en Irak. D’abord parce qu’elle aura des « conseillers » auprès des forces de répression irakiennes, sous prétexte d’aider à leur formation, à l’instar de ce qui se fait dans tous les pays appartenant au pré carré de l’impérialisme américain. Ensuite, comme, selon les experts militaires, l’armée irakienne n’aura pas la technicité nécessaire pour se doter de ses propres forces aériennes, ni d’artillerie lourde avant 2015 au moins, il faudra lui adjoindre des unités opérationnelles avec leur armement et leur personnel (car il n’est pas question pour Washington que des soldats américains servent sous commandement irakien !). Tout cela pourra être dûment coordonné à partir du colossal bunker que se sont construit les États-Unis à Bagdad, leur ambassade, qui est la plus importante de la planète et qu’il n’est pas question de démanteler !

Et puis, comme le disaient les conseillers d’Obama mentionnés plus haut, rien n’empêche le SOFA d’être renégocié plus tard, pour régler des « détails » tels que la mise en place de bases militaires permanentes, par exemple. Simplement, le moment n’est pas très bien choisi pour l’instant : ni pour Obama, qui n’a pas forcément envie de dévoiler ses plans trop tôt alors qu’il doit déjà faire avaler bien des couleuvres à son opinion publique, ni surtout pour le gouvernement irakien qui doit faire face à une période qui pourrait se révéler très délicate d’ici aux élections prévues pour le 7 mars prochain.

En attendant, même avec un effectif militaire notablement réduit en Irak, l’armée américaine restera une menace permanente pour la population irakienne. Car depuis la première guerre du Golfe, et surtout depuis 2001, Washington a déversé des milliards dans les émirats du Golfe tout proches, pour y établir une solide présence militaire. Tout récemment, le général Petraeus, responsable du Centcom, le commandement central de l’armée américaine, expliquait que « nous travaillons à la mise en place d’un réseau intégré de défense aérienne et de missiles pour le Golfe » grâce « aux bases et installations portuaires d’une importance critique que Bahrein, le Koweit, le Qatar, les Émirats arabes unis et d’autres fournissent aux forces américaines ». Et effectivement, en plus de la flotte américaine qui patrouille en permanence dans cette partie du monde, chacun de ces pays accueille des bases avec, par exemple, un effectif permanent de 15 000 au Koweit et de 3 000 à Bahrein.

Les vautours se placent pour la curée

La fin de l’occupation sous sa forme actuelle et son remplacement par une situation plus stable, avec une présence américaine plus permanente mais plus discrète, s’appuyant sur des forces de répression locales nombreuses (les polices et l’armée irakiennes totalisent environ 600 000 hommes), qui pourraient garantir le maintien de l’ordre autour des champs pétroliers et dans les grands centres du pays, commencent à ouvrir aux trusts impérialistes des perspectives qu’ils attendaient depuis longtemps.

C’est ce que l’on a vu, par exemple, lors de la foire organisée à Bagdad en novembre dernier, à laquelle quatre cents entreprises étrangères, dont quarante françaises, ont participé dans l’espoir de capter une part du marché irakien, le tout au milieu d’une débauche de contrôles policiers dans les rues de la capitale, et sous une nuée d’hélicoptères de combat veillant au grain. À l’occasion, la société française Aéroports de Paris a paraît-il décroché le contrat pour la conception d’un nouvel aéroport international en Irak.

Plus significative encore a été la dizaine de contrats préliminaires adjugés par le gouvernement irakien à autant de consortiums de compagnies pétrolières depuis juillet dernier.

Jusqu’à présent, les trusts pétroliers ne voulaient entendre parler que de contrats de « partage de production », où ils conserveraient le pétrole produit et la maîtrise du niveau de production, moyennant des royalties payées à l’État, ce qui leur permettrait, en particulier, de jouer sur les fluctuations des prix du pétrole. Les autorités d’occupation avaient bien multiplié les pressions sur le gouvernement irakien pour qu’il concocte une loi en faveur de cette option. Mais cette loi, très impopulaire, devint un tel enjeu dans les rivalités politiques entre factions irakiennes qu’elle ne fut jamais finalisée.

Les contrats mis aux enchères à partir de juillet 2009 ont donc été des contrats de services, moins lucratifs, où les trusts pétroliers agissent en sous-traitants de l’État dans la gestion et la maintenance des gisements. Ils s’engagent à remettre en état des gisements existants dont la production est tombée quasiment à néant, et à faire monter cette production à un certain niveau à une échéance donnée. Pour signer ces contrats, les acquéreurs doivent payer des primes de signature d’un montant de 100 à 150 millions de dollars. Après quoi, l’État leur rembourse la totalité des frais de remise en état et leur paie une somme donnée pour chaque baril de pétrole qu’ils produisent pour son compte.

Les postulants n’ont finalement pas manqué pourtant. Ils ont sans doute rechigné, estimant que la prime de signature était trop salée et que le prix payé au baril était trop bas, mais ils ont fini par baisser leurs prétentions. Un fait notable est que, sur la trentaine de compagnies pétrolières participant à ces consortiums, on compte seulement deux majors américaines (ExxonMobil et Occidental Petroleum), les deux principales compagnies anglaises (BP et Shell), ainsi que Total pour la France. Les autres compagnies viennent d’Italie, de Chine, de Malaisie, du Brésil, du Vietnam, etc., bref, de pays n’ayant pas participé à l’occupation de l’Irak. C’est qu’en fait tout cela apparaît comme une espèce de jeu un peu symbolique. D’une part parce que, en principe, ces contrats devraient d’abord, aux termes de la Constitution de 2005, recevoir l’assentiment non seulement du Parlement irakien, mais aussi des assemblées des provinces concernées.

Or il n’est pas dit que cet accord soit donné, ni par le premier ni par les secondes, et de plus, le Parlement irakien sera renouvelé en mars et nul ne peut être certain de sa nouvelle composition. D’autre part - et des poursuites ont déjà été intentées à ce sujet par des politiciens d’opposition - dans l’état actuel de la loi, les contrats d’exploitation de gisements existants doivent être attribués à des sociétés irakiennes, et en particulier aux deux compagnies pétrolières d’État existantes. Seuls les gisements non encore exploités peuvent, d’après la législation, être concédés en exploitation à des entreprises étrangères. Bref, le gouvernement du Premier ministre Maliki semble nager dans la plus complète illégalité. Et en plus, la mise en œuvre de ces contrats pose encore dans la plupart des cas des problèmes de sécurité insolubles, comme par exemple en raison des attentats incessants qui continuent à paralyser pendant des semaines entières le pipe-line reliant l’Irak à la Turquie.

Autant dire que, même si ces contrats préliminaires sont effectivement signés, ils risquent de ne valoir guère plus que le papier sur lequel ils sont rédigés. Néanmoins, pour les compagnies cherchant à se tailler une part du pétrole irakien, ces enchères constituent sans doute une façon de se placer, par avance, en préparation du jour où les choses deviendront sérieuses, c’est-à-dire quand la loi sur le pétrole aura finalement été adoptée et qu’elles pourront avoir accès aux contrats de partage de production sur les gisements non exploités auxquels elles aspirent. Elles savent, et cela vaut aussi pour BP et Shell malgré la participation de la Grande-Bretagne à l’occupation, qu’elles auront à faire face à la concurrence redoutable des majors américaines et qu’elles ont intérêt à mettre par avance un pied dans la place.

Car si les majors américaines, elles, ne se sont pas précipitées en masse, c’est qu’elles sont déjà installées à la mangeoire, grâce au poids de Washington et, sans aucun doute, à des appuis haut placés dans la classe politique irakienne. Et puis elles peuvent compter sur les dignitaires américains de l’occupation qui se sont recyclés dans le pétrole, comme l’ancien chef de l’autorité d’occupation, Jay Garner, devenu conseiller de la compagnie canadienne Vast Exploitation, exploitante de gisements dans le Kurdistan irakien ; ou encore Zalmay Khalilzad qui, après avoir été consultant chez Unocal et ambassadeur de Bush en Irak et en Afghanistan, a créé sa propre firme de consultants dans le pétrole, installée à Irbil, dans le Kurdistan irakien.

Une « normalisation » dans la guerre des factions ? Nombre de responsables politiques américains et britanniques ont parlé ces derniers temps, non sans un cynisme certain, d’un début de « normalisation » en Irak, citant en particulier la diminution du nombre des victimes parmi les troupes américaines et du nombre des explosions. Comme si cette diminution prouvait quoi que ce soit puisque les soldats américains, désormais cantonnés dans leurs bases, n’ont plus l’occasion de servir de cibles aux groupes armés irakiens !

En revanche, il serait difficile d’user du même argument en s’appuyant sur les attentats contre la population irakienne. Ainsi, en novembre 2009, un article de Radio Free Europe notait qu’en septembre 2009 le chiffre officiel des victimes civiles était descendu à son plus bas niveau depuis l’invasion américaine. Le chiffre qu’il citait était de 125 victimes, un chiffre « normal ». Mais le même article corrigeait aussitôt cette remarque en ajoutant que le chiffre des victimes d’octobre, qui était de 343, était plus élevé que celui d’octobre 2008. Autrement dit la population paie plus que jamais de son sang le chaos politique créé par l’occupation.

En fait, depuis l’été dernier, on a assisté à une recrudescence des attentats suicides en Irak en général, et dans la capitale en particulier. Mais alors que, dans la première partie de l’année, les attentats avaient en général le même caractère aveugle et confessionnel que les années précédentes, depuis le mois d’août les attentats les plus importants par le nombre des victimes et les moyens mis en œuvre ont tous présenté les mêmes caractéristiques : ils ont consisté en une série de plusieurs explosions simultanées, toujours dans la « zone verte » (la zone la plus strictement protégée de Bagdad où se trouvent ministères et ambassades), visant des ministères importants ou leurs annexes et faisant de cent à cent cinquante morts et plusieurs centaines de blessés.

Le gouvernement Maliki et les partis qui lui sont liés ont eu vite fait de blâmer soit Al Qaïda, soit la main de l’Iran, soit encore, dans le cas de Maliki, le parti Baath en exil à Damas (au point de rompre les relations diplomatiques entre l’Irak et la Syrie !). Mais il était clair que tout le monde était pris de court par ces attentats non revendiqués, utilisant des moyens logistiques importants, et dont l’objectif évident était de prouver la faiblesse d’un gouvernement qui se montrait incapable d’assurer la sécurité dans son propre bastion.

Et il est bien possible en fait qu’en fin de compte ce soit Maliki qui se soit approché le plus près de la vérité lorsqu’après l’attentat du 15 décembre, qui fit 112 morts, il accusa des groupes clandestins « infiltrés » dans les forces de police d’avoir été les auteurs de ces attentats.

Ce qui paraît certain, c’est que les auteurs de ces attentats préparaient, à leur façon, les élections de mars prochain, en tentant de torpiller l’image que s’est créée Maliki, dont la liste semble la mieux placée pour remporter cette élection. Cette image, c’est celle d’un homme qui se targue d’avoir rétabli l’ordre en imposant la loi de la police et de l’armée irakiennes dans les deux principaux bastions des milices chiites radicales qu’étaient Bassorah, la capitale du Sud, et Sadr City, le plus grand bidonville de Bagdad, où vit un tiers de la population de la capitale.

C’est en 2008 que cette mise au pas fut réalisée, au moyen d’opérations conjointes menées par l’armée irakienne, l’armée américaine et des milices supplétives sunnites connues sous le nom de « conseils du réveil », formées d’anciens membres des groupes armés sunnites que les autorités américaines avaient recrutés en leur offrant l’amnistie et une solde régulière. Confrontées à des forces supérieures en nombre, en organisation et en armement, les milices chiites radicales durent se fondre dans la population et laisser le contrôle de la rue à la police.

Maliki, dont le parti, Dawa (parti religieux chiite), avait entre-temps quitté la grande coalition des partis chiites qui avait remporté les élections de 2005, constitua alors sa propre liste lors des élections provinciales de janvier 2009. Et grâce au crédit acquis face aux milices radicales, sa liste arriva en première position dans neuf provinces sur les quatorze où se déroulaient des élections, y compris à Bassorah et à Bagdad, les deux principales villes du pays, où elle obtint la majorité des sièges. Dans ces élections, il y eut deux grands perdants : d’une part ISCI (Conseil islamique suprême d’Irak), le parti religieux qui faisait figure de principale force politique chiite jusque-là, qui perdit huit des onze provinces qu’il contrôlait auparavant ; et d’autre part les deux principaux courants chiites radicaux, qui furent complètement marginalisés (sur le plan électoral, car sur le terrain, ils restent les principales forces politiques dans les quartiers chiites pauvres de Bagdad et de Bassorah, en particulier parmi les réfugiés de l’intérieur).

Un régime vulnérable

Maliki comptait bien rééditer le même tour de force lors des élections de mars prochain. Il a tout fait pour ça, en constituant une coalition de partis qui se présente comme « séculière » sous le label de « coalition pour un État de droit », label qui constitue en fait l’essentiel de son programme. Le terme de « séculière » ne doit pas tromper néanmoins. Cinq des six principales coalitions qui se présentent aux élections de mars se disent « séculières », tout simplement parce que se référer à la religion sur le terrain politique rappelle à un nombre croissant d’électeurs les affrontements entre chiites et sunnites qui ont ensanglanté les années passées. Mais dans les faits, par exemple, les autorités provinciales « séculières » élues sur les listes de Maliki se sont fait remarquer en interdisant aux femmes d’assister aux délibérations de l’assemblée provinciale sans être accompagnées d’un parent de sexe masculin, dans la province de Wasit (au sud, près de la frontière iranienne), ou encore en décrétant la fermeture des magasins vendant des boissons alcoolisées à Bagdad !

Il ne manque pas de factions qui auraient de bonnes raisons de vouloir ainsi torpiller Maliki et qui en auraient les moyens logistiques. L’une d’entre elles est le parti chiite ISCI qui, s’il perd autant de terrain aux élections de mars qu’il en a perdu aux élections provinciales, risque de perdre par la même occasion son bastion du ministère de l’Intérieur où l’ont installé les autorités américaines dès le premier gouvernement provisoire mis en place au lendemain du renversement de Saddam Hussein. Or c’est à cette position qu’ISCI doit une bonne partie de son influence dans la police, où il a placé des membres de sa milice dans la plupart des postes clés.

Il y a aussi les milices sunnites des « conseils du réveil » qui ont des comptes à régler avec Maliki. Après avoir été utilisées en première ligne contre les chiites radicaux, elles n’ont guère été remerciées pour leurs services. Dès que les autorités américaines ont transféré la responsabilité de ces milices à Maliki, en septembre 2008, avec pour mission de les intégrer dans la police, la première mesure que celui-ci a prise a été de réduire leur solde de moitié. Et à ce jour, seuls 5 % de ces milices ont été intégrés dans la police. Des miliciens restants, une bonne partie ont déserté, mais il en reste 45 000 qui servent de supplétifs à la police dans les coups les plus tordus, et qui ne doivent pas manquer de rancœur à l’encontre du régime.

Enfin, il y a les victimes des « coups d’éclat » sécuritaires de Maliki, en particulier les miliciens de l’armée du Mahdi qui ont eu depuis longtemps pour politique de créer des noyaux de sympathisants dans la police et dans l’armée, en particulier pour se procurer des armes, et qui ont donc certainement les motivations et probablement les moyens de se livrer à de tels attentats pour affaiblir Maliki.

Mais même si Maliki parvient à passer le cap des élections de mars en conservant le pouvoir, il lui restera à faire face à des forces centrifuges qui depuis longtemps ont contribué au chaos politique en Irak, et qui pourraient trouver avantage à tenter leur chance.

À l’occasion de l’élaboration de la loi électorale réglementant l’élection de mars, de violentes dissensions sont revenues à la surface autour de la question de Kirkouk. La province de Kirkouk est depuis toujours revendiquée par les partis kurdes comme devant être intégrée à la province autonome du Kurdistan. Cette question avait été envisagée dans la Constitution de 2005 et une procédure comportant un référendum définie. Mais Bagdad n’a jamais voulu prendre le risque de l’organiser et cela d’autant moins que Kirkouk est, avec la région de Bassorah, celle qui comporte les plus riches réserves pétrolifères inexploitées. C’est aussi la raison pour laquelle les nationalistes kurdes en revendiquent l’annexion. Jusqu’à présent le gouvernement régional du Kurdistan a exploité dans son coin, sans rendre de comptes à Bagdad, des gisements pétrolifères d’importance moyenne. Mais si Bagdad se met à attribuer des contrats d’exploitation à des compagnies étrangères, les partis kurdes ont toutes les raisons de craindre que cela soit le cas pour ceux de Kirkouk et il leur sera alors beaucoup plus difficile de remettre la main sur cette province. D’où l’urgence pour eux de passer en force, si nécessaire, avant qu’il soit trop tard.

Symétriquement, contrairement à son rival Dawa, le parti chiite ISCI a toujours été favorable à la création d’une super-région chiite dans le sud de l’Irak, où se trouve l’essentiel de sa base traditionnelle, super-région qui ferait pendant au Kurdistan et engloberait alors plus de la moitié des réserves en pétrole du pays. Tant qu’ISCI occupait une position clé dans les allées du pouvoir à Bagdad, il n’avait pas forcément intérêt à jouer sur le régionalisme des chiites du Sud irakien. Mais si ISCI en vient à perdre cette position, cela pourrait changer et constituer un facteur d’instabilité de plus pour Bagdad.

Les cicatrices ouvertes de l’occupation

Visitant Bagdad peu après l’offensive contre les radicaux chiites, le journaliste américain Nir Rosen, opposant de toujours à l’occupation américaine en Irak, donne un aperçu de la vie de la population qui se passe de commentaire : « Il y a moins de monde qui meurt aujourd’hui parce qu’il reste moins de monde à tuer. Sunnites et chiites habitent maintenant des enclaves séparées par des murs, dirigées par des chefs de gangs et des miliciens, qui ont consolidé leur pouvoir après que les quartiers mixtes ont été nettoyés sur une base ethnique. Depuis avril 2007, les forces américaines ont érigé une série de murs en béton et de postes de contrôle au travers de la ville. (...) Bien que ces murs puissent avoir contribué à amortir la violence entre sectes religieuses, on peut penser qu’ils l’ont aussi exacerbée, en isolant les Irakiens de leurs voisins et en les rendant dépendants de milices comme l’armée du Mahdi pour leur ravitaillement et leur protection. (...)

Dans le centre de Bagdad, le quartier Washash, en majorité chiite, vit dans la misère. (...) Ses rues non pavées sont recouvertes de détritus, les câbles électriques pendent des toits en se croisant comme de vieilles toiles d’araignée. Les hommes de l’armée du Mahdi de Washash, dont la brutalité est de notoriété publique même parmi les sadristes, utilisaient ce quartier comme base pour organiser des attaques contre les militants sunnites (...) et le quartier fut parmi les premières enclaves chiites à être enfermées dans des murs de béton. Il n’y a qu’une seule entrée pour les voitures, gardée par des soldats irakiens. Ailleurs, il y a quelques entrées où les piétons peuvent pénétrer, un par un. Pratiquement tous les sunnites qui vivaient à Washash ont été contraints de partir ou ont été assassinés par l’armée du Mahdi. »

Depuis, le « nettoyage » de ces quartiers de Bagdad par Maliki a peut-être restauré l’État de droit, sous la forme d’une présence policière permanente et en contraignant les miliciens radicaux chiites à agir plus discrètement. Mais il n’a pas fait disparaître la brutalité des milices (pas plus que celle de la police, d’ailleurs, qui est notoire), ni le règne des chefs de gangs. Pas plus qu’il n’a fait disparaître le fossé creusé entre communautés par les violences passées des milices.

On estime que la combinaison des violences inter-religieuses, des destructions de l’occupation et de l’aggravation de la misère qui en a résulté, a créé 2,7 millions de déplacés intérieurs en Irak, auxquels viennent s’ajouter deux millions d’émigrants qui se sont réfugiés hors des frontières du pays, soit environ 15 % de la population. Sur ce total, on estime que seulement 300 000 personnes sont revenues de cet exil forcé à leur point de départ. C’est dire que, pour toute une partie de la population, la situation reste toujours aussi intolérable, sans même parler de « normalisation ».

Le retrait des troupes américaines, si et quand il aura lieu, ne changera rien aux conséquences catastrophiques pour la population irakienne de cette invasion criminelle et des années d’occupation, de souffrance et de guerre civile plus ou moins ouverte qu’elle a entraînées. Que ce soit sur le plan matériel, social ou politique, l’invasion aura ramené le pays des décennies en arrière. Et ce ne sont pas les nombreuses factions rivales, toutes aussi bigotes, réactionnaires et corrompues, que l’impérialisme a fait surgir, voire qu’il a poussées vers le pouvoir, qui y changeront quoi que ce soit !

4 janvier 2010 - Union Communiste Internationaliste - Vous pouvez consulter cet article à :
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